mardi 7 février 2012

Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale

Résumé
La revue en ligne Carnets de géographes lance un appel à contributions pour son cinquième numéro « Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale », coordonné par Jean Estebanez , Emmanuel Gouabault et Jérôme Michalon. Ce numéro spécial cherche à prendre la mesure de l’espace, comme objet social, dans les relations humains-animaux, par-delà les frontières disciplinaires. Il souhaite accueillir des contributions de géographes, mais aussi d'auteurs venus de différents horizons disciplinaires (sociologie, anthropologie, psychologie, philosophie, etc.) qui interrogent l’agentivité des animaux et sa place dans la construction spatiale de « l’humanimalité ».

Annonce
Appel à communication des Carnets de géographes : « Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale » (et Varia…)

« Ironically, both the pleasure of bestiality for the practitioner and the horror/humor of the shocked observer rely upon this projection of humanity onto the animal. This calls for thinking of potentially other relationships to animals in which we seek not to exploit human-animal difference but pleasure in exploring the breaking down of this boundary […] Such a queering of the boundary between human-animal may serve a valuable role in reconsidering our ethical relationship to animals, which has previously hinged upon human-animal difference and hierarchy. This ontological certainty must be undermined to establish a nonhumanist approach to animals in particular and to otherness in general. » (Brown and Rasmussen, 2010, p. 174)

Argumentaire
Si on accordera facilement que les animaux n’ont pas (encore ?) une position centrale en géographie, on remarquera cependant qu’ils n’ont jamais réellement été absents (par exemple Hartshorne, 1939 ; Newbigin, 1913 ; Prenant, 1933 ; Sorre, 1943 ; Veyret, 1951) et que le champ commence à être bien structuré et de plus en plus visible, que ce soit autour de groupes de recherche spécialisés (Animal Geography Research Network en Grande-Bretagne, Animal Geography Specialty Group aux Etats-Unis) et de figures de proue dont les travaux ont fait date (Wolch, Emel, 1998 ; Philo, Wilbert, 2000). Ce corpus contemporain, dont nous déclinons les références au fil du texte, ne s’intéresse pas aux animaux en tant que tels –et c’est ici la nouveauté– mais bien aux relations entre humains et animaux : il ne s’agit pas d’une géographie des animaux –qui pourrait être une branche de la biologie des populations–mais bien d’une géographie partagée, que nous appelons « humanimale ». Ces travaux s’insèrent dans un ensemble plus vaste de recherches en sciences humaines, avec lesquels les connections sont nombreuses, que ce soit du côté de la sociologie (Guillo, 2009 ; Latour, 1991 ; Mauz, 2005 ; Porcher, 2011 ; Sociétés, 2010), de la philosophie (Singer, 2009 [1975] ; Haraway, 2008) ou de l’anthropologie (Descola, 2005).

Agentivité
Les animaux ont pendant longtemps été considérés dans le cadre de pratiques et de représentations sociales comme des révélateurs symboliques ou comme des indicateurs statistiques. En géographie, on les pense comme des variables localisables et quantifiables, des indicateurs de biodiversité, des vecteurs de requalification des espaces (classements en zone de protection), des objets de conflits avant tout humains, des symboles du pouvoir ou des images de la société et de sa façon de penser. Sans qu’il ne soit jamais question d’eux, ni des relations qui les unissent aux humains, les animaux servent alors de miroirs dans lesquels la société se reflète.

L’agentivité (la capacité à prendre des décisions de manière autonome) est venue aux animaux à la fois par des études anthropologiques et sociologiques déconstruisant les dichotomies qui servent à séparer le monde des humains et des animaux et proposant de nouvelles façons de penser les collectifs vivants (Descola, 2005 ; Latour, 1991 ; Haraway, 2008), par des travaux en éthologie proposant une approche du terrain et des animaux radicalement nouvelle, en privilégiant le temps long et les méthodes classiquement réservées à l’ethnographie (Goodall, 1986). Enfin, hors des mondes académiques, la multiplication des animaux familiers et l’engouement autour de certains mammifères charismatiques, comme le dauphin, contribuent à modifier les relations entre humains et animaux. Si les grands singes sont les premiers à en bénéficier, Despret (2002) montre combien le spectre s’élargit avec les recherches et les chances qu’on donne aux animaux d’exprimer leurs potentialités : chiens, vaches, corbeaux voire moutons ne sont plus les mêmes aujourd’hui du fait des dispositifs scientifiques à travers lesquels ils ont été étudiés. La chasse devient une négociation avec les animaux et notre monde se peuple d’êtres signifiants, pigeons et chats qu’on voit tous les jours, moustiques qui nous empêchent de dormir ou ours blanc côtoyé au zoo.

En sortant du symbolique, ou pour le moins en le relisant à l’aune de l’agentivité, nous reconsidérons les interprétations concernant l’intérêt porté par les humains aux animaux (et inversement sans doute). Les animaux familiers ne sont plus le signe des dérives sentimentalistes et anthropomorphes de leurs propriétaires, comme le laissent entendre des interprétations psychanalysantes (Yonnet, 1983 ; Digard, 1999), soulignant les manques affectifs que l’animal vient combler, par exemple parce que ces maîtres n’ont pas eu d’enfants. Une autre interprétation de l’attachement de ces humains et de ces animaux serait alors que la reconnaissance de l’agentivité est précisément ce qui motive les maîtres.

La juste place
Où sont les animaux ? Où leur est-il permis d’aller ? Où sont-ils vécus comme une gêne voire une menace ? Si l’espace ne crée pas les qualificatifs attribués aux animaux (ce lion est-il sauvage parce qu’il vient d’Afrique ? de la savane ?), l’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec eux (les chiens sont interdits au supermarché sauf s’il s’agit de guides d’aveugles). En étudiant les discours des habitants du Parc de la Vanoise, Isabelle Mauz (2005) a bien montré que, pour les humains, les animaux devaient avoir une place. Une « juste » place, qui pouvait certes évoluer, mais dont la définition devait être stabilisée à un moment ou à un autre pour que la cohabitation puisse se faire. Si les animaux doivent être à leur place, on s’imagine bien quels types de réactions ils suscitent quand ce n’est pas le cas. Dans ce cadre, les conflits entre humains et animaux non-humains seraient liés à la transgression de ces limites : que fait ce rat sur le quai du métro ? Cette blatte dans mon salon ? Ce loup dans mon alpage ? Le discours sur la séparation humain-animal et l’exclusion progressive d’une grande partie d’entre eux de la ville (Philo, Wilbert, 2000 ; Vialles, 1995) est ainsi largement développé. En étant sensible à la question de l’agentivité, on pourrait le développer ou le complexifier en se demandant par exemple si les animaux sont des minorités comme les autres ? Sont-ils soumis au même type de discriminations spatiales ?

On peut au contraire défendre l’idée que la mise à l’écart des animaux n’est pas ce qui caractérise le mieux la relation qui nous lie à eux puisqu’elle nous renvoie à la séparation et au détachement. Si, ce qui fait leur intérêt pour nous est bien leur statut d’autres signifiants, c’est alors sans doute la continuité qui compte (Porcher, 2011). Cette continuité étant du domaine du sensible, elle tend à passer à travers une série de dispositifs spatiaux qui permettent de négocier une juste distance entre les acteurs (Espace et Société, 2002 ; Estebanez, 2011). Le zoo n’est pas fait pour séparer mais au contraire pour permettre une rencontre qui n’est possible, dans les mêmes conditions, nulle part ailleurs : c’est un instrument de médiatisation. De la même manière, les laisses et les muselières, les parcs, les friches urbaines transformées en corridors écologiques et aménagés d’observatoires sont autant de dispositifs qui nous permettent concrètement et symboliquement d’être en relation, à travers une négociation constante des usages et des normes. Cette relation peut aller jusqu’à la sexualité (zoophilie), dans laquelle la distance semble disparaitre totalement, et qui reste ainsi une sorte de dernier tabou des relations anthropozoologiques (Brown et Rasmussen, 2010).

Cette question de la « juste place » des animaux est donc bien marquée par une profonde ambivalence, dans une négociation qui joue sur la séparation et la continuité (Arlucke et Sanders,1996).

Ce numéro spécial des Carnets de géographes cherche à prendre la mesure de l’espace, comme objet social, dans les relations humains-animaux, par-delà les frontières disciplinaires. Ce numéro souhaite en effet accueillir des contributions de géographes, mais aussi d'auteurs venus de différents horizons disciplinaires (sociologie, anthropologie, psychologie, philosophie, etc.) qui interrogent l’agentivité des animaux et sa place dans la construction spatiale de « l’humanimalité ».

Modalités et types de propositions de contributions
Les textes, écrits en français ou en anglais, peuvent être proposés dans plusieurs rubriques de la Revue :

Dans la rubrique Carnets de recherches : des articles de 30.000 à 50.000 signes questionnant les cadres usuels de la géographie humaine. L’exemple des relations aux animaux pouvant être vu comme un révélateur des limites de ces cadres.
Si les animaux sont bien des autres signifiants pour nous, au contact desquels nous forgeons une partie de ce que nous sommes, on peut se demander ce qu’est une géographie humaine dont ils seraient exclus. En somme, n’est-il pas possible de relire les objets les plus classiques (le paysage, la ville (Blanc, 2000)) et ceux qui sont moins travaillés (l’espace domestique, le genre (Brown et Rasmussen, 2010)) à l’aune de nos relations avec ces agents non humains ? Les catégories usuelles dont nous nous servons (nature/culture ; humain/animal…) sont souvent fondées sur des a priori qui deviennent manifestes une fois interrogés par l’enquête.
D’autre part, les contributions théoriques attendues pourront aussi aborder les relations anthropozoologiques et les dispositifs spatiaux. Les relations anthropozoologiques, comme tout échange, sont fondées sur des négociations entre acteurs. L’hypothèse que nous avançons est que ces négociations existent quelque part et que le contexte dans lequel elles se produisent à un rôle à jouer. On propose d’analyser des dispositifs spatiaux, afin de rendre compte de la façon dont les relations sont rendues possibles et mises en œuvre. En suivant le vocabulaire de Latour (1991), on peut avancer l’idée que ces dispositifs spatiaux obéissent à la double fonction de purification ontologique et catégorielle : par le biais d’agencements spatiaux spécifiques, les animaux sont rendus radicalement différents des humains. Tout autant, ces agencements produisent des hybrides et les font proliférer de telle façon qu’ils perturbent les grandes catégories par lesquelles le naturalisme fonctionne (Descola, 2005).

Dans la rubrique Carnets de terrain des articles de 10.000 à 15.000 signes, revenant sur les approches et les méthodes développées pour travailler sur l’agentivité des animaux.
Les travaux en géographie et en sociologie concernant les relations aux animaux, ont souvent donné la part belle aux approches symboliques : lorsque les humains parlent des animaux, ils ne parlent que d’eux-mêmes (Dalla-Bernardina, 2006), ou bien ils sont les « signes » de quelque chose qui concerne avant tout les humains. Que les animaux soient signifiants pour les humains ne doit pas empêcher de penser que les animaux peuvent avoir une agentivité qui leur serait propre. Prendre au sérieux l’agentivité des animaux implique ainsi de mettre en œuvre des méthodes de travail originales en suivant, autant que possible, leur point de vue (Despret, 2002 ; Piette, 2009 ; Vicart, 2010). Essayer de rendre compte de leurs spécificités et de la façon dont se nouent leurs relations avec les humains demande d’avoir un rapport au terrain renouvelé, privilégiant le temps long et l’instauration d’une relation de confiance, à la manière des travaux menés en anthropologie. Travailler avec les animaux aujourd’hui implique également de légitimer tout un savoir vernaculaire (celui du propriétaire de chien, du chasseur, du soigneur, de l’assistant de recherche), pendant longtemps discrédité comme anthropomorphique et donc non pertinent. On pourra ainsi se demander en quoi ce savoir contextuel sur les animaux change la façon dont nous pensons le territoire que nous partageons avec eux ?

Dans la rubrique Carnets de lectures Des comptes-rendus de travaux fondateurs ou pionniers sur la question de l’animalité (articles de 10.000 à 15.000 signes). Il peut s’agir à la fois d’ouvrages géographiques, mais aussi d’autres sciences sociales ou même d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Cette rubrique vise notamment à mieux faire connaître certains ouvrages anglo-saxons consacrés aux animaux et à leur place.

Par ailleurs, ce numéro pourra comporter, dans chacune des rubriques, un certain nombre d’articles dans la ligne éditoriale de la revue hors du thème de cet appel à contribution.

Les coordinateurs du numéro
•Jean Estebanez (ENS, Département de géographie)
•Emmanuel Gouabault (HESSO, Genève)
•Jérôme Michalon (Université Jean Monnet,Saint-Etienne, Département de sociologie)
Informations pratiques
Les articles, accompagnés d’une présentation succincte de l’auteur (mentionnant l’institution de rattachement, le statut) doivent être envoyés à l’adresse suivante: lescarnetsdegéographes@gmail.com

avant le 30 avril 2012
La publication du numéro est prévue en octobre 2012.

Les articles seront relus par deux évaluateurs anonymes, qui sont membres des comités des Carnets de géographes ou extérieurs (http://www.carnetsdegeographes.org/qui_sommes_nous.php). Les articles doivent respecter les formats de la revue, consultables à l’adresse suivante: http://www.carnetsdegeographes.org/soumettre_article.php

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
•Arluke A. et Sanders C. R. (1996), Regarding Animals, Philadelphia, Temple University Press.
•Blanc N. (2000), Les animaux et la ville, Paris, Odile Jacob, 233p.
•Brown M., Rasmussen C. (2010), « Bestiality and the queering of the human animal », Environment and Planning D, 28, pp.158-177.
•Davies J. L. (1961) « Aim and method in zöogeography », Geographical Review, 51, pp. 412-417.
•Dalla Bernardina S. (2006), L’éloquence des bêtes. Quand l'homme parle des animaux, Paris, Métailié.
•Descola P. (2005), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
•Despret V. (2002), Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 284p.
•Digard J.-P. (1999), Les français et leurs animaux. Ethnologie d'un phénomène de société, Paris, Hachette Littératures, 281p.
•Espace et Société (2002), 110/111.
•Estebanez J. (2011) « Le zoo comme théâtre du vivant : un dispositif spatial en action », Carnets du paysage, 21, pp.170-185.
•Goodall J. (1986), The Chimpanzees of Gombe : Patterns of behaviour, Cambridge, Harvard University Press, 674p.
•Guillo D. (2009), Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier.
•Haraway D. (2008), When species meet, Minneapolis, University of Minnesota Press, 426p.
•Hartshorne R. (1939), The Nature of Geography, Lancaster, AAG.
•Latour B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 210p.
•Mauz I. (2005), Gens, cornes et crocs, Paris, Inra, 255p.
•Newbigin M. (1913), Animal geography, the faunas of the natural regions of the Globe, Oxford, Clarendon Press, 290p.
•Porcher J. (2011), Vivre avec les animaux, Paris, La découverte, 162p.
•Prenant A. (1933), Géographie des animaux, Paris, Colin, 199p.
•Philo C., Wilbert C. (2000), Animal spaces, beastly places, New York/London, Routledge, 311p.
•Piette A. (2009), Anthropologie existentiale, Paris, Pétra, 185p.
•Singer P. (2009), Animal liberation, New York, Harper, 368p.
•Sociétés (2010), 108 : « Les relations anthropozoologiques ou l’animal conjugué au présent des sciences sociales ».
•Sorre M. (1943), Fondements biologiques de la géographie humaine. Essai d’une écologie de l’homme, Paris, Colin, 440p.
•Vialles N. (1995), Le sang et la chair, Paris, MSH
•Vicart M. (2010), « Où est le chien ? à la découverte de la phénoménographie équitable », Sociétés, 108, pp. 89-98.
•Veyret P. (1951), Géographie de l’élevage, Paris, Gallimard, 255p.
•Wolch J., Emel J. (1998), Animal Geographies, London/New York, Verso, 240p.
•Yonnet P. (1983), « L'homme aux chats. Zoophilie et déshumanisation », Le Débat, 27, pp. 111-126.

Aucun commentaire: